Regard critique sur les pratiques d’aujourd’hui

Jade Tabet, architecte urbaniste, regrette que l’architecture soit devenue, aujourd’hui, une machine à enregistrer de multiples contraintes.

Confrontée à de de multiples paradoxes, notre profession est en plein désarroi. La production de logement social est prise en tenaille entre les prix du marché qui ne permettent pas de couvrir les coûts et l’arsenal des réglementations qui ne cessent de s’accumuler, au point que l’architecte tend à devenir un simple guichet d’enregistrement qui se contente de transcrire les différentes contraintes urbanistiques, de sécurité, d’accessibilité et de performances énergétiques, pour produire des machines à habiter, certes conformes aux normes, mais où le plaisir de vivre et le goût d’habiter semblent être devenus des valeurs superflues.

Je fais partie d’une génération d’architectes qui a beaucoup critiqué ses aînés qui, sans aucun état d’âme, construisaient des tours et des barres, en se pliant à la logique du chemin de grue. Soumis aux contraintes des méthodes de construction imposées par les grandes entreprises de bâtiment ainsi qu’aux impératifs économiques dictés par les politiques (construire plus et plus vite), les architectes justifiaient alors leur démission en vantant les mérites de la standardisation, érigé en signe ultime de la modernité. L’un des rares à s’être opposé à cette dérive, Fernand Pouillon, l’a dit un jour, «ils se sont fait avoir, mais il en ont bien profité».

Je crains que les architectes engagés dans la construction du logement social ne se retrouvent aujourd’hui dans une situation similaire à celle qu’ont connue leurs aînés.

  • Il y a d’abord une question d’échelle. On demande aujourd’hui à la production de logements sociaux de résoudre des problèmes qui ne peuvent trouver de véritable solution qu’à l’échelle d’un quartier voire parfois d’une portion de ville : les problèmes de mixité sociale, de sécurité, d’économie d’énergie, de développement durable. Un exemple: tout le monde sait que la qualité environnementale ne peut véritablement être traitée qu’à l’échelle d’un territoire. C’est là qu’on peut résoudre les questions de l’étalement urbain, de la densité de la production d’énergie propre (géothermie ou autre). Mais comme l’intervention à ce niveau est un processus complexe, long et difficile, on a
    de plus en plus tendance à reporter les problèmes à l’échelle des opérations isolées. Le résultat est évident: l’environnement devient un adversaire contre lequel il faut se protéger (contre le froid, contre la chaleur, contre le bruit, contre les incivilités) et sous prétexte de qualité environnementale, on se trouve poussé à produire des machines célibataires, des bâtiments thermos qui se replient sur eux-mêmes et refusent tout échange avec l’environnement. C’est là l’un des paradoxes les plus criants auquel nous sommes confrontés aujourd’hui. Les thermiciens nous disent qu’il faut produire des bâtiments épais et compacts pour économiser de l’énergie, le modèle le plus économe étant la boite à chaussures avec le minimum d’ouvertures vers l’extérieur. Alors, les architectes sont poussés à construire des boîtes à chaussures et pour se consoler,ils font des boîtes à chaussures décorées.
  • La deuxième question, plus sensible, touche au politiquement correct. Depuis plusieurs décennies, une évolutions’affirme dans notre société pour la prise en compte des intérêts particuliers, en réaction aux pratiques précédentes qui privilégiaient une approche globalisante basée sur les besoins des collectivités. Appliquée au logement social cette évaluation pose des problèmes difficiles à résoudre. Un exemple: la loi sur le handicap impose depuis 2007 que l’ensemble des logements en rez-de-chaussée où desservis par ascenseurs soient conçus pour être adaptés aux personnes à mobilité réduite et plus particulièrement aux personnes se déplaçant en fauteuil roulant. Compte tenu du vieillissement de la population, une telle démarche peut effectivement trouver une certaine justification. Mais comme les surfaces des logements sont en continuelle diminution du fait de la hausse des prix de production des logements et des contraintes financières des ménages, on se retrouve à produire des séjours de 15 m2 pour assurer les dimensions réglementaires de l’entrée, des circulations, de la chambre principale, de la cuisine, du sanitaire et de la salle de bain. Et lorsqu’on applique les normes aux produits atypiques, on se retrouve face à des situations proprement ubuesques. Aujourd’hui l’espace de vie d’une chambre pour étudiants de 18 m° est à peine plus grand que la surface de l’entrée, de la salle de bain et de la kitchenette. Sous prétexte de prendre en compte le droit à la différence, on finit par produire des logements dont l’aménagement est violemment critiqué par l’ensemble des habitants pour qui l’application des normes se réduit finalement à une perte des qualités d’usage du logement.
  • Le troisième problème que je voudrais évoquer concerne l’attitude à adopter face aux grands ensembles hérités des «Trente glorieuses». La démarche de l’Anru se focalise aujourd’hui sur les démolitions, alors que les besoins en logements se font de plus en plus pressants. On parle toujours de la nécessité de dé-densifier les grands ensembles alors qu’en réalité, les grands ensembles souffrent d’un déficit de densité avec leurs grands espaces extérieurs qu’on se sait pas entretenir. Il est bien évident qu’il faut parfois se résoudre à démolir pour recréer un maillage qui permet de remettre ces territoires en urbanité. Mais la démolition ne doit pas devenir, comme elle l’est trop souvent, une condition pour obtenir les financements. Et surtout, avant de démolir, il faudrait définir clairement par quoi on se propose de remplacer ce que l’on va démolir.
  • Le dernier point concerne les coûts de construction. Aujourd’hui, le financement du logement social et les modes constructifs des entreprises françaises fixent un coût de construction au mètre carré qui est peu ou prou le même dans un secteur géographique déterminé (environ 1300 à 1350 € le m2 SHON, pour un bâtiment BBC en Île-de-France). La question qui se pose à l’architecte est de savoir comment utiliser au mieux l’argent disponible…
    L’accumulation des normes pousse de plus en plus à proscrire toute inventivité et à se complaire dans la banalité, sous prétexte de répondre aux exigences de sécurité, d’accessibilité et de rendement énergétique. La solution de facilité, c’est de produire des logements de plus en plus standardisés, des bâtiments de plus en plus fermés, pour mettre l’argent dans les façades qui, bien que publiées dans les magazines d’architecture, apparaîtront dans dix ans comme totalement dépassées. On nous pousse aussi à mettre l’argent dans la technique,avec des systèmes de ventilation double flux ou autres dispositifs qui se révèlent à l’usage impossibles à entretenir. Paradoxalement, sous prétexte de qualité environnementale, on produit aujourd’hui des constructions dont on ne connait pas la pérennité. Est-ce cela le développement durable?

Mais il n’y a pas de fatalité. faut retourner ces paradoxes en opportunités avec inventivité et louvoyer avec les contraintes pour produire des
logements où il fait bon vivre.

Cinq règles sont à respecter.

  • Privilégier les valeurs d’usage, la qualité des espaces,le travail sur la lumière et l’éclairement naturel, pour concevoir des logements
    où il fait bon vivre, où l’on retrouve le plaisir et le goût d’habiter;
  • Considérer l’environnement non pas comme un adversaire, mais plutôt comme un partenaire avec lequel il faudra ruser, feinter, pour
    s’en protéger parfois et dialoguer souvent pour profiter de la lumière, des vues, de l’animation d’une rue ou du calme d’un jardin intérieur;
  • Imaginer une véritable requalification des grands ensembles hérités des Trente glorieuses, qui ne se contente pas de démolir et ne réduise pas la résidentialisation à l’érection de murs, de clôtures, de portails. Et oser leur désenclavement pour les ouvrir aux quartiers qui les entourent, même au prix d’une densification maîtrisée,
  • Considérer la technique comme un moyen et non comme une fin en soi. Le temps de l’architecte-artiste qui se défausse sur les bureaux d’études pour résoudre les problèmes d’in tendance est révolu. Désormais,l’architecte doit être partie prenante des choix techniques, afin de les maîtriser et de les mettre au service des enjeux du projet. Les boîtes à chaussures décorées ne sont pas une fatalité. Des solutions adaptées à chaque site et à chaque projet existent.
  • Enfin, plus que jamais, il faut considérer l’acte de construire comme un processus global qui implique dans le même temps, le maître d’ouvrage, l’architecte et les bureaux d’études, les entreprises mais également les différents partenaires (collectivités, associations de quartier et d’usagers…).

Si, malgré le désarroi des architectes d’aujourd’hui, certaines voix commencent à s’élever dans la profession pour réclamer une approche
plus cohérente, plus intégrée, qui prenne en compte les enjeux réels de la production de logements et en particulier des logements sociaux,
ces voix restent isolées et ne peuvent pas initier une véritable mise en question des pratiques actuelles. Disons le clairement et sans angélisme, notre société est de plus en plus soumise aux demandes contradictoires des différents groupes de pression. Il est nécessaire que l’ensemble des acteurs du logement social se mobilisent autour des principaux sujets qui affectent le devenir du logement social en France. Le monde HLM doit absolument se constituer en puissance de lobbying, afin de ne plus subir de façon passive les conséquences des marchandages politiques et techniques et se transformer en acteur principal qui accompagne l’ensemble du processus de discussion et de prise de décision et pèse de son poids pour imposer les solutions qui assurent le devenir du logement social dans le long terme.

Jade Tabet