Lorsqu’Oscar Niemeyer débarque dans le port de Beyrouth en ce mois de Juin 1962 il est, à cinquante cinq ans, l’architecte prestigieux de Brasilia, la nouvelle capitale implantée par le président Kubitschek au centre du pays, sur un plateau venteux en plein cœur du Cerrado.
Mais ce voyage revêt pour lui une importance particulière puisqu’il s’agit de la toute première commande qui lui est confiée à l’étranger, en dehors du continent américain.
Le Liban connaît alors ce qu’il est convenu d’appeler rétrospectivement son « âge d’or ». A l’issue d’une mini-guerre civile de quelques mois provoquée par les conflits sur la politique arabe du Liban et les déséquilibres entre les régions du pays, le chef de l’armée, Fouad Chéhab, est appelé à la présidence de la République à l’automne 1958. Pour reconstruire l’unité nationale, il veut s’appuyer sur un Etat renforcé dans ses prérogatives et tente de mettre en place une politique de développement socio-économique du pays plus en phase avec les grandes tendances de l’époque.
Cette politique va s’appuyer sur les études confiées à un organisme français, l’Institut de Recherche et de Formation en vue du Développement (IRFED), dirigé par le Père Louis-Joseph Lebret. Ce dominicain, héritier du catholicisme social, avait réalisé durant les années d’après-guerre de nombreuses études sur la situation des familles ouvrières en France, en même temps qu’il participait au débat sur la définition d’une politique d’aménagement du territoire. Durant les années cinquante, il s’était impliqué dans plusieurs projets de développement en Amérique latine et en particulier au Brésil.
Appelé au Liban par le nouveau pouvoir, il entreprend des enquêtes approfondies qui révèlent l’ampleur des inégalités sociales et régionales aggravées par le développement “mortifère” de Beyrouth. À une stratégie fondée sur la planification économique, il adjoint le souci d’un développement plus équilibré entre les différentes régions du pays, à travers l’élaboration d’une grille d’équipements visant à renforcer les pôles régionaux.
La construction d’une grande foire internationale à Tripoli, la capitale du Liban-Nord, constitue le projet phare de cette nouvelle politique. Implanté dans un des bastions de l’arabisme qui vibre alors à l’appel du nassérisme militant et non à Beyrouth, la capitale marchande du pays, ce projet est porteur d’une symbolique forte. A l’image des grandes foires-expositions qui ont marqué le paysage des capitales
européennes à la fin du 19ème siècle et dans les premières décennies du 20ème siècle, exaltant la puissance industrielle et les ambitions coloniales des nations à l’époque de l’impérialisme triomphant, les années cinquante voient la floraison de grands équipements baptisés « foires internationales » dans les capitales des pays arabes nouvellement indépendants, comme la Foire internationale de Damas, installée en 1955 sur les rives du Barada, qui s’étend sur près de 10 hectares à l’entrée ouest de la ville, et la Foire internationale de Bagdad, fondée un an plus tard, qui occupe 30 hectares au coeur de la capitale irakienne. La décision de créer une foire internationale à Tripoli relève donc d’une symbolique double qui vise d’une part, à affirmer le rôle central du Liban dans l’économie de la région et d’autre part à annoncer la fi n de l’hégémonie beyrouthine et la distribution des fruits de la croissance dans les régions du pays autrefois négligées. Avec ses 70 hectares, le terrain choisi pour abriter l’exposition semble être à la mesure de cette ambition. Quelques jours après son arrivée au Liban, Niemeyer s’installe à Tripoli. Il y passe un mois entier durant lequel il produit l’essentiel des idées qui donnent corps au projet de foire internationale. Dans ses mémoires publiées 40 ans après, il explique les principes qui ont guidé sa démarche. Tout d’abord, il s’agit d’inscrire le projet dans un plan global d’urbanisation de la ville. Dans les années soixante, la ville comporte deux noyaux urbains séparés par de vastes orangeraies : le centre ancien (Tripoli Ville), regroupé autour de la forteresse croisée, et le quartier du port (Al-Mina). Un croquis datant probablement de 1962 exprime la volonté de Niemeyer de profiter des opportunités offertes par le projet de foire internationale pour créer un troisième noyau urbain comportant logements, commerces, ainsi que des équipements de sport et de loisir. Dans l’idée de l’architecte, peut-être s’agissait-il de reconstituer la trilogie urbaine qui aurait donné son nom à la ville : Tri-polis.
Un deuxième croquis, plus explicite, exprime le parti urbain qui organise l’ensemble de la composition : le bâtiment principal de la foire, immense halle couverte en forme de boomerang, s’inscrit dans une ellipse traversée par l’autoroute côtière qui relie Beyrouth au nord du pays. Entre la foire et la mer, le projet prévoit un développement urbain constitué de barres en « peigne », laissant ouvertes les
perspectives sur la mer.