LA PENSÉE DE MIDI | VIVRE L’ARCHITECTURE
Quelle voie possible, en Méditerranée, entre l’appauvrissement des réalisations du Mouvement moderne et le retour aux sources identitaires?
Les rapports entre modernité architecturale et altérité culturelle ont souvent fait l’objet de lectures simplistes. A l’optimisme naïf du modernisme triomphant porté par les technocrates des années 1950 a succédé une vision non moins caricaturale de l’histoire : l’architecture moderne, produit d’exportation colonial, se serait imposée dans les pays du Sud par un processus violent, où les
modèles élaborés dans les sociétés industrialisées auraient assuré leur domination sur les cultures locales, détruisant leurs valeurs et leurs traditions propres. L’adoption de ces modèles par une élite coupée des réalités locales aurait conduit à une fracture entre les aspirations du Mouvement moderne (1)– dont le programme se proposait à l’origine de surmonter les discriminations produites par les transformations des villes européennes suite à la révolution industrielle – et son application dans les pays anciennement colonisés. Cette fracture passerait entre les deux rives de la Méditerranée et aurait pour effet de renforcer la discrimination entre une élite ouverte aux valeurs occidentales et réceptive au langage de l’architecture moderne et la majorité des populations des pays du Sud, qui se trouverait dépossédée de ses repères et incapable d’accéder à un modèle imposé de l’extérieur, de surplus totalement étranger à ses modes “naturels” d’habiter ainsi qu’à ses pratiques sociales traditionnelles.
Bien évidemment, la réalité n’est pas aussi simple. Les processus de formation du système de l’architecture moderne et les rapports que ses différents courants ont entretenu avec les cultures de “l’autre” procèdent plutôt de la “contamination des modèles” chère aux néorationalistes italiens, où les mécanismes d’échange n’excluent ni les oppositions entre les différentes parties, ni les métissages qui produisent des types hybrides. De ce phénomène de “contamination” procèdent ce qu’on a appelé les “racines méditerranéennes” du modernisme architectural et la fascination du jeune Charles Edouard Jeanneret lors de son premier “voyage d’Orient” (1911) pour les mosquées et les khans d’Istanbul, où il découvre la “géométrie élémentaire des masses […], le jeu magnifique des formes sous la lumière, le système cohérent de l’esprit”, qu’il oppose aux “filandreuses architectures du Nord”(2). Mais aussi, vingt ans plus tard, lorsque, devenu Le
Corbusier, il voit dans la casbah d’Alger “une véritable leçon d’architecture” ou dans les patios verdoyants des villes du Mzab la préfiguration de sa “ville radieuse” et qu’il fonde le concept de “promenade architecturale”, central pour la suite de son œuvre, sur les enseignements de “l’architecture arabe”, qu’il oppose au système de l’architecture baroque “conçue sur le papier
autour d’un point fixe théorique”(3)
De cette même “contamination” procède également la démarche de Bruno Taut, l’une des figures les plus attachantes du Bauhaus (4), qui choisira de s’exiler en Turquie à l’avènement du régime nazi (il y finira sa vie en 1938 après y avoir dessiné le catafalque d’Atatürk), ou encore celle de Michel Ecochard, l’un des premiers architectes tiers-mondistes qui, après s’être plongé dans l’étude de l’architecture médiévale en Syrie, dont il découvre la parenté avec la pureté des formes du Mouvement moderne, passera sa vie à tracer des plans de villes au Moyen-Orient ou en Afrique du Nord. Ces exemples, choisis parmi tant d’autres, permettent d’affirmer, sans risquer de trop se tromper, que la découverte des architectures du sud de la Méditerranée a joué, pour la naissance de l’architecture moderne, un rôle similaire à celui de la découverte de l’art nègre pour la peinture et la sculpture.
On ne peut bien évidemment pas détacher cette fascination pour “l’autre” des relations qui règlent alors les rapports entre colonisateurs et colonisés. Lorsque Le Corbusier découvre la casbah d’Alger, il n’y voit ni le surpeuplement ni la misère, et son discours, empreint d’une certaine naïveté, n’est pas dénué de ce que Bruno Etienne appelle la “glottophagie coloniale”(5). Il serait pourtant trop simple de réduire la complexité des rapports qu’entretient le Mouvement moderne avec ces “architectures barbares” qu’il découvre à un simple avatar de l’orientalisme ou d’assimiler ces rapports à l’attitude paternaliste de Lyautey face à l’habitat indigène. Lorsque Lyautey met en
place sa politique de sauvegarde et de préservation des médinas marocaines, il inscrit cette politique dans le cadre général de l’entreprise de conquête et de pacification du pays. L’urbanisme “protecteur” de Lyautey et son corollaire – la construction coloniale du fait patrimonial – se réfèrent à une logique de séparation entre deux ordres spatiaux, la ville indigène et la nouvelle ville européenne, qui sont l’expression de rapports sociaux inégaux : d’un côté la médina, ville-musée figée, et de l’autre la ville européenne, ville-chantier en expansion. Le patrimoine devient ainsi un outil de pérennisation des différences et de l’altérité de l’autre. A la limite, il serait une invention du
colonisateur, dans le sens où, pour Edward Said, l’Orient est une création de l’Occident.La démarche du Mouvement moderne sera tout autre. Face aux difficultés qu’ils rencontrent pour faire avancer leurs idées en Europe, face aux écueils qui les empêchent d’accéder à la
commande, les architectes modernes vont se tourner vers les colonies, qu’ils considéreront comme des terres d’expériences, des laboratoires sociaux et esthétiques pour la réalisation de leurs projets. En témoignent l’essor que connaîtra l’architecture moderne à Casablanca à partir des années 1930, mais aussi les réalisations remarquables qui verront le jour en Egypte, en Palestine, au Liban et ailleurs, à une échelle inconcevable pour l’époque de l’autre côté de la Méditerranée(6).Mais ce qui différencie radicalement la démarche du Mouvement moderne de celle des tenants de l’architecture coloniale, c’est tout d’abord son ambition universaliste. La mesure de l’architecture n’est autre que celle des “besoins naturels de l’homme”, et le droit à la modernité est le même pour tous : “Le bien-être du foyer et la beauté de la cité.”(7) Il n’est donc pas étonnant que, dans l’euphorie de la décolonisation, les premières années de l’indépendance
aient été, pour tous les pays du sud de la Méditerranée, l’âge d’or de la modernité architecturale. On assiste alors, de la part des jeunes professionnels locaux, à une appropriation frénétique du langage moderne qui, au-delà de la naïveté touchante de certaines démarches, reflète un véritable effort pour inventer de nouvelles formes d’expression et d’organisation spatiale.
Le temps de la désillusion viendra plus tard. Lorsque l’échec du projet national mettra en doute les fondements mêmes du rêve porté par les élites arabes depuis la Nahda (8) de sortir du sous-développement pour retrouver l’Occident sur un pied d’égalité. Lorsque, dans les conditions d’une dépendance renouvelée, les méthodes de planification urbaine et architecturale modernes se trouveront incapables de contrôler l’explosion urbaine et se transformeront en outils pour une nouvelle discrimination qui produit, à côté de la ville régulière, une deuxième ville, où s’entassent les plus démunis. Et lorsque l’Occident lui-même, renonçant à l’ambition universaliste de sa propre
modernité, se refermera de plus en plus sur sa forteresse. Alors, le processus de “contamination” se grippe. Au nom du retour à l’authenticité et de la redécouverte de l’identité, le rejet de la modernité architecturale se combine avec un glissement progressif vers un vocabulaire de kitsch et de pastiche où le patrimoine, devenu objet de consommation, se transforme en caution pour les
pires contorsions formalistes.
Si les jeunes architectes arabes, sous la pression de leurs commanditaires, semblent être aujourd’hui enfermés dans un dilemme insoluble, entre historicisme éclectique et imitation des images à la mode en Occident, la production courante, elle, se soucie peu des débats stylistiques. Plus d’un siècle après la fondation du Deutscher Werkbund (9), alors que la généralisation du vocabulaire architectural moderne continue à se heurter en Europe à la résistance farouche des différents styles régionalistes, ce vocabulaire semble avoir été adopté de l’autre côté de la Méditerranée, au point de marquer de son empreinte l’ensemble du paysage bâti. Il suffit en effet de parcourir les steppes d’Anatolie, les montagnes libanaises ou les côtes nord-africaines pour y reconnaître partout l’influence d’une même typologie constructive, dalles en béton armé reposant sur une ossature plus ou moins régulière de poteaux qui dressent leurs fers en attente des
surélévations à venir, comme une transposition littérale du prototype des maisons Dom-ino (10) inventé par Le Corbusier en 1915.
On peut bien évidemment regretter cette uniformisation des modes de construire qui aboutit à niveler le paysage bâti et à substituer, à la richesse des formes traditionnelles, architectures de pierre, de brique ou de bois, la tyrannie d’un modèle unique qui n’autorise de surcroît que peu de variations formelles. Encore faut-il reconnaître que ce modèle semble s’être imposé sans résistances notables à l’ensemble de la production courante dans les pays du sud de la Méditerranée, au point de constituer ce que l’on pourrait appeler un “langage vernaculaire
moderne” qui traverse toutes les couches sociales et s’adapte à la variété des conditions géographiques, climatiques et culturelles et aux différents modes de vie, indépendamment des spécificités régionales. Paradoxalement, s’il fallait absolument chercher une ligne de fracture de part et d’autre de la Méditerranée, l’attitude face à la modernité architecturale opposerait plutôt la frilosité des cultures locales du Nord à la réceptivité des sociétés du Sud…
Notes
[1] Mouvement moderne : dénomination générique qui désigne l’ensemble des courants architecturaux ayant contribué à la formulation d’une théorie et d’une esthétique nouvelle dans la première moitié du XXe siècle. (Toutes les notes sont de l’auteur.)
[2] Le Corbusier, Le Voyage d’Orient, Ed. Forces vives, 1966.
[3] Le Corbusier, Œuvres complètes, 1929-1934, Willy Boesiger, Zurich, 1934.
[4] Bauhaus : école d’art, d’architecture et de design fondée en 1919 à Weimar, qui regroupa l’avant-garde artistique européenne jusqu’à sa fermeture par les nazis en 1932.
[5] Bruno Etienne, La France et l’Islam, Hachette, 1989.
[6] Parmi ces réalisations, le quartier de la “ville blanche” à Tel-Aviv, construit par d’anciens élèves du Bauhaus, a été inscrit en 2003 au Patrimoine mondial de l’Unesco. Moins connus, mais tout aussi intéressants, sont les ensembles construits à la même période à Haïfa par des architectes égyptiens, les réalisations des architectes grecs de l’école d’Alexandrie (en particulier l’ensemble communautaire à Chatby) ainsi que celles d’architectes français (A. Bordes, L. Cavro) ou libanais (A. Tabet, F. Trad) à Beyrouth. Et puis, plus tard, l’œuvre de Doxiadis au Moyen-Orient et celle, magnifique, de Pouillon en Algérie.
[7] Le Corbusier, La Charte d’Athènes, Ed. de Minuit, 1957.
[8] Nahda : mouvement de réforme culturel et politique qui se développe dans le Machrek à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle et qui se distingue par la remise en cause des modèles de pensée traditionnels, le renouvellement de la langue et l’ouverture à la modernité occidentale.
[9] Deutscher Werkbund : association fondée en 1907 à Munich, qui joua un rôle précurseur dans la mise en rapport de l’art et de l’industrie et dans la recherche d’une esthétique adaptée à l’âge machiniste. Les membres de cette association se retrouveront plus tard dans le Bauhaus.
[10] Dom-ino : prototype de maison standardisée basé sur une ossature de poteaux et de dalles dont les éléments, destinés à être produits en série, peuvent être assemblés comme des éléments de domino.
Pour citer cet article Jade Tabet « La modernité des autres », La pensée de midi 2/ 2006 (N° 18) , p. 53-57 .
URL : www.cairn.info/revue-la-pensee-de-midi-2006-2-page-53.htm.